Fréjus sans barrage


Le barrage dont il s’agit ici n’est pas celui de Malpasset (quel nom prémonitoire !), à une trentaine de kilomètres au nord de Fréjus, ouvrage mal construit sur des roches instables, qui une fois rempli à ras-bord par des pluies diluviennes, rompit en décembre 1959, déversant quelque 48 millions de mètres cubes sur la vallée et jusque sur la ville elle-même en aval, zones où l’on dénombra 423 victimes. Il ne fut jamais rebâti, personne ne fut condamné, et personne non plus ne fut indemnisé. Aujourd’hui, c’est la mairie de Fréjus, dirigée depuis 2014 par le cadre du RN David Rachline, qui reste un exemple typique de rupture du « barrage républicain » censé endiguer la progression de l’extrême droite, et il y a lieu de craindre aussi qu’il ne soit pas reconstitué de sitôt, que les dégâts n’en soient jamais évalués sérieusement, et que les victimes, maintenues dans l’ombre, en restent elles aussi pour leurs frais.


C’est ce qui ressort du livre récent de Camille Vigogne Le Coat, Les Rapaces (1), synthétisant et prolongeant les enquêtes qu’elle avait publiées dans L’Express et Le Nouvel Obs. Sous le titre « Profession sycophante », l’Observatoire du journalisme (2), site d’extrême droite qui prétend être une sorte de « contre-ACRIMED », en a publié le résumé suivant : « La journaliste signe un réquisitoire de la gestion politique de David Rachline, maire de Fréjus et membre du conseil national du RN. Elle passe en revue différents éléments mettant en cause sa probité, plus particulièrement l’achat d’une montre de luxe avec des deniers publics et des arrangements avec un entrepreneur local pour l’obtention de marchés publics. Un maigre butin pour le journal qui a Rachline en ligne de mire depuis 2014, l’année de son élection à la tête de la ville. Il faut dire que la gestion municipale du RN s’est professionnalisée depuis les années 1990, d’où le butin de guerre somme toute modeste de Le Coat. En creux, elle semble reprocher à la droite LR locale de ne pas pratiquer de cordon sanitaire, un concept qui lui tient à cœur, autour de l’édile RN, et de collaborer avec lui sur des projets d’urbanisme dans l’agglomération varoise. Son enquête à charge sera transformée en livre intituléLes Rapaces, paru en novembre 2023. »


« Achat d’une montre de luxe » en 2015, la comptabilité de la bijouterie l’atteste. Mais « avec des deniers publics » ? Soit le site d’extrême droite en sait plus que la journaliste, soit il romance, ajoutant en tout cas au passage une charge de plus contre l’élu RN qu’il entend défendre. Le livre affirme seulement (pp. 82-88) que ce chronographe suisse fut payé en espèces – plus de 15 000 euros – par le chauffeur de l’élu qui ne le porta jamais au contraire de son patron, lequel l’arborait encore en 2022, disposant encore de trois autres montres de valeur similaire, et faisant acheter en 2016 un coûteux bijou destiné à sa compagne de l’époque, toujours en espèces et toujours par le biais d’un intermédiaire… Sous cet aspect, l’histoire de D. Rachline à la mairie de Fréjus ressemble à celle du « Veston ensorcelé » de Dino Buzzati, avec ses poches toujours plus gonflées de billets de banque d’origine mystérieuse…


Le diable semble n’y être absolument pour rien, au contraire d’une richissime famille d’entrepreneurs de BTP, promoteurs immobiliers, propriétaires d’hôtels et de restaurants, d’un golf, d’une flottille de bateaux de promenade…, « le “clan” Barbero » (pp. 35-49). À son propos, la Cour régionale des comptes observait en 2017 que « l’existence de liens entre l’entreprise habituellement retenue et des personnes physiques ou morales contribuant au choix de cette entreprise dans le cadre de la commande publique » compromettait « l’égalité de traitement des candidats » ainsi que « la transparence des procédures » dans l’attribution de ces marchés, tous concentrés sur le secteur de Fréjus, de Saint-Raphaël et de la communauté d’agglomération dirigée par ces deux municipalités. « Je ne suis pas bon ailleurs », expliquait à C. Vigogne Le Coat l’héritier de ce conglomérat (p. 40), se gardant évidemment de détailler ce qui favoriserait localement ses entreprises, ses relations privilégiées avec D. Rachline notamment, dont le livre fournit une longue liste d’« indices graves et concordants ».


Ce « clan » avait déjà bénéficié des faveurs de l’équipe municipale précédente, dirigée entre 1997 et 2014 par l’avocat Élie Brun, « divers droite » succédant à François Léotard, et condamné en janvier 2014 à cinq ans de privation des droits civiques pour prise illégale d’intérêts. Son pourvoi en appel étant « suspensif », il put se porter candidat aux élections municipales de mars suivant, qui vit D. Rachline l’emporter au second tour contre l’UMP Philippe Mougin (30,43 %) et le même É. Brun (24,01 %), à nouveau condamné en 2016 pour délivrance illégale d’un permis de construire…(3). La « combinazione » électorale Brun-Rachline relevait évidemment du secret, mais on ne mit pas longtemps à constater que l’homme de confiance du premier était passé au service du second, tout en assurant la liaison avec le « clan », lequel semblait aussi le principal pourvoyeur des poches bien garnies du « veston ensorcelé »


C. Vigogne Le Coat décrit au passage les habitudes de « noceur » du porteur de ce veston, souvent en compagnie d’autres dirigeants du RN, jeunes ou moins jeunes, dont le goût de « la fête » est largement documenté. En 2019, D. Rachline avait jugé prudent de remplacer les gardiens de nuit de la mairie, trop appliqués à noter entrées, sorties et incidents, par un système de surveillance électronique moins sourcilleux en matière de mœurs… et il s’est vu conseiller de « délocaliser » ses bamboches et ses emplettes somptuaires à Saint-Tropez ou dans certains quartiers chics de Paris, où « dépenser un SMIC en une soirée », et toujours en espèces, attire un peu moins l’attention. On pourrait sourire de l’opiniâtreté de ce quasi quadragénaire à enterrer en permanence sa « vie de garçon » si son train de vie, manifestement très supérieur à ses émoluments officiels d’environ 8 500 euros par mois, ne suggérait l’intervention elle aussi quasi permanente d’une « main invisible » alimentant son veston.


Quoi qu’aient affirmé D. Rachline et d’autres cadres du RN cités dans l’ouvrage, aucune plainte n’a jamais été déposée contre la journaliste, ni contre les magazines ou l’éditeur l’ayant publiée, mais aucune enquête interne n’a été ouverte non plus par les instances de ce parti, pourtant averties de ce « souci » depuis 2015, et désignant néanmoins le maire de Fréjus second vice-président (après Louis Aliot) lors de son 18e congrès en novembre 2022. En revanche, la parution du livre a déterminé le procureur général de Draguignan à ouvrir une « enquête préliminaire », devant porter sur « des affaires d’attribution de marchés publics et des affaires possiblement évocatrices de prises illégales d’intérêt et de favoritisme », selon ses propos rapportés par Le Nouvel Obs du 10 décembre 2023. Nouvelle encourageante, mais ne laissant rien présumer de ses suites, qui dépendent largement de l’extension des investigations, des preuves susceptibles d’être recueillies, et de la « bonne volonté » d’éventuels témoins…


Parmi ceux-ci, on imagine mal que ne figure pas « Frédéric Masquelier, le grand ami de droite » (chap. 7, pp. 91-99 et passim), avocat, maire de Saint-Raphaël depuis 2017, président de la communauté d’agglomération, auteur de La Dictature bureaucratique (Hermann, 2022), proche d’Éric Ciotti mais encore plus de D. Rachline… Succédant à la mairie et à la communauté à Georges Ginesta, fortement soupçonné en son temps par la Cour des comptes pour conflit d’intérêts et favoritisme au bénéfice du même « clan » (Le Point, 26 mars 2017), il ne semble pas avoir renoncé à le faire travailler, mais il représente plus largement « la LR connexion », « système varois » (chap. 8, pp. 101-112) où « le mariage secret entre la droite locale et l’extrême droite dépasse de loin le cadre de l’intercommunalité. Le département tout entier est devenu le laboratoire de cette union honteuse. Au conseil départemental du Var, élus LR et RN travaillent main dans la main, au point que les seconds votent en faveur du budget. Un fait exceptionnel pour des élus de l’opposition », avec des arrangements électoraux préservant les intérêts des uns et des autres…


Ces relations de connivence avec la droite « traditionnelle » n’en empêchent pas d’autres avec « la GUD connexion » et ses aficionados de « saluts nazis » (chap. 12, pp. 137-148). Devenus apparemment plus discrets au cours de la deuxième mandature de D. Rachline, ils avaient fondu sur la ville dès son élection de 2014, constituant des sociétés ad hoc, prétendant y prendre en main l’animation culturelle, touristique et sportive, et jusqu’à la communication municipale, se substituant à des services locaux pourtant assez nombreux et efficaces (4). Dans l’étroit espace accordé aux élus d’opposition par le journal mensuel de la mairie, Julien Poussin avait de quoi dénoncer la « mainmise sur la ville de sociétés proches du FN/RN parisien » et conclure, après maints articles de presse, que « Fréjus n’est pas seulement la vitrine du FN/RN mais aussi une source de recettes pour ses militants » (Fréjus le magazine, n° 52, janvier 2020, p. 30).

Cette publication gratuite, tirée à près de 38 000 exemplaires (environ le nombre d’inscrits sur les listes électorales), généralement sur 28 pages, offre invariablement un éditorial lénifiant de D. Rachline sur des « marronniers » (l’approche de l’été ou de Noël, la rentrée scolaire, etc.), un « mot du maire » et souvent une interview du même, à moins qu’un « événement » comme ses vœux de nouvelle année n’offre l’occasion de titrer « Unité et ferveur autour de D. Rachline » (n° 96, février 2024) ! Tout le monde y sourit, même le berger belge – ou allemand – de la police municipale, rien de fâcheux ni d’ouvertement politique (5) n’y est jamais évoqué, et c’est par exception que l’on s’y plaint que Var-matin ait publié en janvier 2021 quinze articles « dénigrant la municipalité » (n° 64, mars 2021, p. 8). À quels propos, sur quels griefs, ce n’était pas dans cet entrefilet qu’on pouvait l’apprendre…

Le maire de Fréjus a adopté la même discrétion sur celles de ses options idéologiques qui pourraient raviver l’idée d’un « cordon sanitaire » ou d’un « barrage républicain ». S’il a prétendu un jour vouloir faire « vivre le localisme » (n° 63, février 2021), il n’a pas précisé en quoi pourrait consister une telle politique inspirée par la Nouvelle Droite, ni pourquoi elle était devenue l’un des chevaux de bataille – et de Troie – des « identitaires » dominant actuellement la direction du RN (6). Voilà peut-être pourquoi D. Rachline peut toujours bénéficier de l’indulgence de « Marine, la grande amie » (épilogue, pp. 175-182) sans s’aliéner celle de Fr. Masquelier et autres « grands amis de droite »…


François Moreau

Article paru dans ContreTemps n° 62 – Printemps 2024

(1) C. Vigogne Le Coat, Les Rapaces, Paris, Les Arènes, 216 p., 20 €.
(2) L’Observatoire du journalisme (anciennement Observatoire des journalistes et de l’information médiatique, OJIM) a été créé en 2012 par Jean-Yves Le Gallou et Claude Chollet, ancien président du GRECE. Le « portrait » non signé accompagnant ce résumé n’ignore rien du parcours de la journaliste, signalant même « sa grossesse » en 2021.L’article s’inscrit dans le droit fil des fiches de style policier d’Henry Coston et d’Emmanuel Ratier : « documentalistes » sans doute, « sycophantes » au grand jamais !
(3) En 2014, la liste de D. Rachline fut élue avec 10 852 voix (45,55 %), soit 30,68 % des 35 365 inscrits, dont 28,54 % s’étaient abstenus. Présentée en 2020 « sans étiquette », elle fut réélue avec 7 104 voix (50,6 %), soit 18,74 % des 37 904 inscrits, dont 61,67 % s’étaient abstenus. En six ans, cette liste aura ainsi perdu 3 748 voix, soit 34,54 % de son électorat de 2014.
(4) Ces sociétés ont été depuis placées en liquidation judiciaire ou ont vu leurs projets, et les arrêtés du maire qui les soutenaient, rejetés ou annulés. Seule semble subsister aujourd’hui la « Mutuelle communale », fondée par l’ancien rocker du groupe néonazi Ultime Assaut Robert Ottaviani, et qui s’était d’abord déployée à Béziers dès la première mandature de R. Ménard, avant d’étendre ses activités auprès de la plupart des municipalités d’extrême droite. Jusque dans ses livraisons les plus récentes, l’« agenda » de Fréjus le magazine présente cette mutuelle comme s’il s’agissait d’un service annexe de la mairie, au même titre que le CCAS ou « l’accueil des nouveaux arrivants ». Quoique R. Ottaviani en ait déposé l’intitulé au titre de la « propriété intellectuelle », toute équipe municipale reste libre de créer une « mutuelle communale » à caractère public, celle de R. Ottaviani restant quant à elle une société d’assurance privée, branche du groupe Traditia, fondé par le même dirigeant.
(5) On chercherait vainement trace dans ce magazine des mesures discriminatoires engagées par le maire en matière de logement, ou de son arrêté du 1er août 2023 prétendant interdire le port du « burkini » sur les plages de la ville – où personne avant comme après n’a jamais été vu dans une telle tenue. Le 5 août, sur intervention de la Ligue des droits de l’homme, le Tribunal administratif de Toulon annulait ce texte fantasmagorique…
(6) Marine Le Pen, en clôture de l’Université d’été 2019 du Rassemblement national à Fréjus, avait célébré «  la logique du “localisme”, cette révolution de la proximité qui est la pierre angulaire de notre projet, cette révolution qui nous conduit à initier ce que Hervé Juvin appelle la civilisation écologique  ». Outre la revue Éléments, les publications de de Benoist et celles de Juvin, voir Stéphane François, « Localisme ou nationalisme ? L’écologie dans le programme du RN », laviedesidees.fr, 9 mai 2023, et les très curieuses contributions de Philippe Charlez, « Le localisme : entre nationalisme et décroissantisme », Contrepoints, « le journal libéral de référence en France », 20 avril 2022, et de Cécile Maisonneuve, « Le localisme de Marine Le Pen : une atteinte directe au pouvoir d’achat des Français », Expressions, Institut Montaigne, 21 avril 2022.

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