Dix ans de mandature Ménard à Béziers


Entretien avec Daniel Kupferstein, documentariste, auteur de « Béziers, l’envers du décor » (2023),
On croit souvent avoir « fait le tour » de la politique menée par Robert Ménard depuis 2014 à la mairie de Béziers en rappelant sa décision, parfaitement burlesque, d’abord retoquée puis avalisée en 2023 par le nouveau préfet de l’Hérault, de constituer un « fichier ADN » des chiens de la ville pour sanctionner les propriétaires des animaux qui se seraient « oubliés » sur ses trottoirs. Ce n’est là qu’une des facettes, assez minuscule en elle-même, d’une propagande omniprésente, touchant à peu près tous les domaines de la vie des habitants, et dont un film récent révèle l’ampleur considérable, ainsi que les effets parfois ravageurs. Sur ses divers aspects, son réalisateur a bien voulu répondre aux questions de ContreTemps.

On croit souvent avoir « fait le tour » de la politique menée par Robert Ménard depuis 2014 à la mairie de Béziers en rappelant sa décision, parfaitement burlesque, d’abord retoquée puis avalisée en 2023 par le nouveau préfet de l’Hérault, de constituer un « fichier ADN » des chiens de la ville pour sanctionner les propriétaires des animaux qui se seraient « oubliés » sur ses trottoirs. Ce n’est là qu’une des facettes, assez minuscule en elle-même, d’une propagande omniprésente, touchant à peu près tous les domaines de la vie des habitants, et dont un film récent révèle l’ampleur considérable, ainsi que les effets parfois ravageurs. Sur ses divers aspects, son réalisateur a bien voulu répondre aux questions de ContreTemps.

ContreTemps : Comme tu le rappelais lors de la projection parisienne du 13 janvier que nous mentionnions dans notre dernier numéro, tout film est le résultat d’un travail collectif, celui d’abord d’une équipe, et dans le cas de ton documentaire, aussi de celui de celles et ceux qui t’ont alerté, informé et parfois longuement répondu sur cette propagande effrénée mise en place par R. Ménard dès 2014. Qui faut-il mentionner surtout d’après toi, parmi ces « lanceurs d’alerte », ou « lanceuses », puisque tu filmes un groupe de femmes analysant la presse Ménard ?

Daniel Kupferstein : Disons plutôt les gens qui essaient de se battre contre R. Ménard dans la ville. Il y a diverses associations comme Culture solidaire, des syndicats, quelques partis politiques, EELV-Les Verts, LFI, le PCF, un peu le PS, le NPA, et puis La Libre Pensée, la Ligue des Droits de l’Homme, SOS Racisme, plus des individus engagés dans des actions associatives, il y a eu aussi VISA, mais ça s’est arrêté, il y a de nombreux petits groupes dispersés, mais pas de pôle de force, pas de vraie coordination, pas d’élan unitaire, ils agissent dans leur coin, il y a de temps en temps des actions communes, mais trop peu. Il y a eu aussi les Gilets jaunes, mais une partie d’entre eux était favorable à R. Ménard, qui a défilé une fois avec eux. Des « lanceurs d’alerte », il y en a, mais ils ne semblent pas très nombreux car l’ensemble des forces de gauche reste trop désuni, avec des manifestations de sectarisme dont le résultat est par exemple qu’aux municipales de 2020, face à la liste Ménard, il y a eu trois listes de gauche !

Pour les femmes que tu mentionnes, je sais qu’une nouvelle association s’est créée, « Les Simone veillent », mais je ne sais pas si elles en font partie. C’est moi qui les ai réunies avec l’aide d’une amie, elles s’étaient sûrement croisées dans des manifestations, mais elles ne se connaissaient pas vraiment. C’est toujours le même problème du petit nombre de militants et de leur dispersion, d’après ce que je peux en juger de l’extérieur, puisque je n’habite pas Béziers.

CT :Tu n’es pas le premier à t’être alarmé de cette « communication » municipale et de la politique qu’elle soutenait, mais tu es le premier à en dresser un panorama aussi complet et éloquent, en passant en revue ses thèmes principaux, ses fantasmes dominants, et toutes les critiques qu’ils appellent, ce qui fait constater la supériorité du documentaire pour traiter ce genre de sujet. Si tu écourtais ton film comme tu en formules parfois l’idée, cela ne le priverait-il pas de beaucoup d’arguments, et d’abord en rendant moins évident le véritable matraquage organisé par R. Ménard, avec ses discours, son magazine quinzomadaire et ses affiches omniprésentes ?

D. K. : J’aurais pu faire un film de cinq heures ! Mais pour certains, trois heures c’est déjà trop long… Au premier pré-montage, on en était à six heures ! Il y a énormément d’informations, mais on ne peut pas tout inclure ni tout expliquer, et surtout je ne voulais pas imposer mon propre commentaire en voix off, mais au contraire privilégier la parole des habitants ou des administrés, les gens disposés à témoigner devant la caméra ne sont pas si nombreux que ça, et le film a dépendu assez largement de leur participation.

CT : Sous sa forme actuelle, « Béziers, l’envers du décor » est constitué de deux parties d’un peu plus d’une heure chacune, la première consacrée à « la façade », la seconde à ce qu’elle abrite derrière elle. Es-tu d’accord avec cette présentation ?

D. K. : Pas vraiment ! En fait, j’ai conçu le film en trois parties qui devaient correspondre à trois films d’une heure, la première portant sur la gestion de la ville, la deuxième portant sur le contenu de cette politique, identitaire, ultra-catholique et discriminatoire, spécialement à l’égard des Maghrébins, et la troisième sur un « grand tout » qu’on aurait pu intituler « main basse sur la ville ». Une gestion qui entend tout contrôler, incluant la dénonciation publique, la violence, le mépris, les coups de téléphone par derrière pour retirer des aides ou des soutiens, une main basse de l’extrême droite sur la ville qui se retrouve prise en tenaille. Finalement, on s’est résolu à ces deux parties, la première décrivant la gestion de la ville et la « vision de l’histoire » entretenue par R. Ménard, ce qu’on retrouve au début de la deuxième partie en plus dur, tout le côté « Algérie française », la crèche dans la mairie, la féria ouverte par une messe, c’est le côté « catho », puis la discrimination complète à l’égard des Maghrébins et des musulmans, et une petite touche pour finir à propos de son fameux mea culpa de 2022, prétendant qu’il avait changé ! Selon certains journaux, il aurait fayoté auprès de Darmanin pour obtenir un petit maroquin… Depuis, il continue à se répandre dans la presse pour dire tout le bien qu’il pense de Macron. En gardant ces trois pans et ce même cheminement, nous sommes en train de travailler à une version d’une heure cinquante, nettement mieux adaptée aux séances de cinéma.

CT :À propos de « façades », dans la première partie de ton film, on entend un témoin s’en prendre aux rénovations menées en centre-ville, sans remédier au délabrement intérieur des bâtiments. Une politique initiée par l’ancienne municipalité de droite, mais accélérée et systématisée par la municipalité d’extrême droite emmenée par Ménard. Un symbole de sa politique de « décor » ?

D. K. : R. Ménard n’a jamais caché qu’il était un libéral accompli, voulant casser le statut de la fonction publique territoriale, ou priver la presse de toute aide publique, ce qui est incroyable de la part de cet ancien journaliste, cofondateur de Reporters sans frontières, disant aux journalistes qu’ils doivent être « libres », c’est-à-dire privés de toute subvention et dépendant de leurs seuls « clients », et oubliant juste ce détail, son magazine et ses affiches sont entièrement financés par les contribuables : ce n’est plus une aide, mais des publications intégralement aux frais des habitants ! Voilà pour résumer un peu son ultra-libéralisme, il y a sa façade, et ce qu’il y a derrière…

CT : Quels te paraissent être ses principaux piliers idéologiques ?

D. K. : En premier lieu le courant catholique, représenté aussi et surtout par sa femme, très impliquée, et puis la volonté de réunir la droite extrême et l’extrême droite jusqu’aux néo-nazis, en se plaçant lui-même au milieu. Il veut aller des identitaires les plus extrêmes jusqu’à Ciotti, mais il veut que ce soit lui qui dirige, et réussisse à réunir tous ces gens-là. Lors des dernières élections présidentielles, il a soutenu É. Zemmour susceptible de contrebalancer Marine Le Pen, s’imaginant qu’avec ce candidat il pourrait faire la jonction entre la droite et l’extrême droite. Mais É. Zemmour ne l’entendait pas de cette oreille, voulant lui-même faire cette jonction, et ils se sont donc fâchés. R. Ménard a ensuite tenté de faire la jonction entre É. Zemmour et M. Le Pen, ça n’a pas mieux marché, il a dû chercher à nouveau sa voie, et il assure maintenant qu’elle est « en dehors des partis ». Par exemple, lorsque V. Pécresse a parlé de « grand remplacement », il a déclaré que la jonction pouvait désormais se faire, en pensant que lui serait au milieu. Mais cela n’a pas marché, alors, il se sent aujourd’hui un peu perdu, ne sachant plus comment se classer, et il cherche maintenant autour de Darmanin.

CT : Hormis la « titraille », on n’a guère le temps de s’attarder aux textes de ses magazines successifs, toujours anonymes sauf pour l’éditorial de Ménard – et parfois l’horoscope et les mots croisés ! –, et toujours très brefs. Ce sont les images qui priment et qui imposent les slogans. Tu montres une double page mettant en scène une Jeanne d’Arc ultra-catholique, suivie d’une autre double où elle devient une walkyrie sexy de SF « néo-païenne ». Le but te paraît-il de satisfaire à la fois tous les goûts – on ne se retiendra pas d’écrire aussi tout l’égout – de l’extrême droite française ?

D. K. : C’est ce que montre Alain Korkos dans le film quand il analyse ces pages de magazine, c’est révélateur de l’union de toutes les franges de l’extrême droite avec de belles images sur papier glacé, de jolies femmes, R. Ménard soigne ces aspects, c’est un journaliste, un vrai communicant.

CT : À propos de ce « décor » et de ce qu’il sous-entend, R. Ménard n’est pas le seul maire, ni le premier, à vouloir « réhabiliter » et enjoliver un centre-ville longtemps abandonné aux plus pauvres : la suppression des bancs publics, censés favoriser l’affluence des SDF, des bandes de jeunes ou simplement des habitants de ce quartier encore populaire, on l’a observée ailleurs, Angoulême, Marseille, Paris, etc. À Béziers, c’est seulement plus systématique, comme si la mairie se voulait « pionnière », montrer l’exemple…

D. K. : Montrer l’exemple oui, mais surtout le rôle central de son décideur, R. Ménard…

CT :Tu montres jusqu’où va cette politique avec l’édification de nouvelles « halles » à la place d’un marché populaire où l’on trouvait toutes sortes de marchandises, ou le marché du centre-ville dont certains étals se sont retrouvés très éloignés, dispersant la clientèle et amputant considérablement les chiffres de vente des uns et des autres… Ne peut-on pas parler de politique « séparatiste », et même, pour retourner l’expression à l’envoyeur, de « communautarisme » franchouillard ? Dès 2016, R. Ménard faisait adopter le principe d’un « référendum anti-migrants », heureusement retoqué par la préfecture…

D. K. : En réalité, il a visé deux marchés trop populaires et trop « mélangés » à son goût. Pour celui du centre-ville, il a relégué sans concertation, à environ quatre kilomètres du centre le commerce non alimentaire où il y a beaucoup de maghrébins. Pour l’autre il a cassé une dynamique en séparant l’alimentaire du non alimentaire… Béziers est l’une des villes les plus pauvres de France, et comme souvent dans ces villes, les immigrés sont présents tandis que la bourgeoisie locale a déserté le centre, aujourd’hui délabré, et c’est la population immigrée ou gitane qui y habite. R. Ménard a dit et répété qu’il voulait l’en expulser, et c’est tout un travail qu’il a entrepris pour y arriver, comme avec ces marchés. Mais le problème, c’est que ça ne marche pas ! La population ne s’en va pas : faire le marché est seulement devenu plus difficile. Le pire, c’est que certaines de ces opérations sont menées avec des aides de l’État ! R. Ménard les conduit pour montrer qu’il agit, elles ne coûtent presque rien, mais elles cassent aussi les solidarités qui pouvaient exister entre les habitants d’origines diverses, voilà sa tactique.

CT : À partir de 2020, R. Ménard est aussi devenu président de l’agglomération Béziers-Méditerranée où il s’est arrogé des pouvoirs exorbitants. Il a augmenté d’un tiers le tirage de son magazine, Béziers comptant un peu moins de 80 000 habitants et l’intercommunalité un peu moins de 130 000, avec des zones pavillonnaires et des communes de « néo-ruraux » qui votent davantage, et très à droite. Ne travaillerait-il pas aussi au profit de son épouse Emmanuelle, depuis 2017 députée « non inscrite »mais anciennement apparentée RN de la 6e circonscription de l’Hérault, correspondant à une bonne partie de l’agglomération ?

D. K. : C’est un couple qui travaille ensemble. Comme il prend de l’âge, R. Ménard vise à ce que sa femme, qui a quinze ans de moins, prenne sa place à la mairie, c’est ce qui se dit. Il se pourrait donc qu’aux prochaines élections, en 2026, elle se présente en tête de liste, lui se voyant plutôt devenir ministre. La difficulté est que sa femme parle peu, on le voit dans le film, ce n’est pas une oratrice, elle a du mal à jongler politiquement, elle fait des gaffes, n’est pas du tout souriante ou enjouée, elle passe moins bien. Mais comme ils font tout ensemble, et que lui ne cesse de la mettre en avant, le but est évidemment que la mairie lui revienne, et il ne serait pas étonnant que d’ici là elle se mette à animer le conseil municipal. Quant à l’agglomération, beaucoup de villes s’y sont développées, les gens venant y chercher des logements plus grands, plus confortables, plus récents, au contraire de Béziers, ville pauvre où on trouve derrière les belles façades haussmanniennes des appartements vieillots, étriqués, fissurés, mal entretenus. Il y a effectivement un peu moins d’abstention dans ces villes, avec parfois des scores pour l’extrême droite qui font très peur pour les prochaines élections municipales. R. Ménard a néanmoins un sérieux souci avec son virage pro-Macron : c’est la volonté du RN, qui vient de se réorganiser dans le but de s’emparer du Conseil départemental. R. Ménard déjà connu des accrocs dans son conseil municipal avec des membres pro-Zemmour, il va probablement en connaître d’autres avec le RN qui jusqu’à présent l’a soutenu ou n’a rien tenté pour le mettre en difficulté. Avec de tels opposants potentiels, il n’est pas sûr qu’il puisse à nouveau réunir sur son nom autant de voix…

CT :R. Ménard passe souvent pour un m’as-tu-vu excentrique, mais il fait de Béziers, puis de l’agglomération, une sorte de laboratoire de « l’union des droites », voire d’un certain « sudisme ». Que penses-tu de son slogan « Béziers la Sudiste » ou de sa sympathie affichée pour le « sudiste » Donald Trump ?

D. K. : R. Ménard joue sur tous les tableaux, tous ces thèmes sont bons pour lui. Il y a un sentiment anti-parisien dans tout le Sud, il l’exploite et le développe, et c’est ce qui l’amène, pour les prochaines élections européennes, à soutenir la liste « Alliance rurale » emmenée par le patron de la fédération des chasseurs1. Pour l’instant il n’a pas obtenu d’être sur la liste des candidats, mais qu’il y parvienne ou non, il va tout faire pour aller dans le sens du poil de l’anti-parisianisme, de cette opposition entre le Nord et le Sud qui est une problématique fausse, et même trompeuse, à propos de situations et de crises sociales et économiques dépassant largement les échelles locales ou dont les causes ne tiennent pas forcément à la géographie. Et ça n’empêche pas R. Ménard de demander aux Parisiens de venir s’installer à Béziers, consacrant même au sujet une campagne d’affichage en 2019 dans le métro parisien ! Il surfe sur tous les tableaux, et par-dessus tout, il s’approprie la ville, qu’il ne cesse d’appeler « ma ville », comme un petit roitelet régnant sur ses sujets. Il a été élu avec 60 % d’abstention, ça ne l’empêche pas de se l’accaparer !

CT :Comme Sète que tu connais bien, le pays de « Béziers la rouge » a subi une désindustrialisation dramatique, mais aussi l’arrachage de vignes le plus massif du département, la population vieillit, la ville ne compte pas plus d’habitants qu’en 1968… Comment expliques-tu le succès qu’y a rencontré le couple Ménard ?

D. K. : Il y a d’abord le vent mauvais qui souffle sur la France, sur l’Europe et même une large partie du monde, excitant le réflexe communautaire, la lutte contre les autres, et qui a fait voter M. Le Pen à 14 millions de Français ! S’ajoutent à ce courant-là des spécificités locales, une région sans industries, l’établissement de beaucoup de pieds-noirs, une division de la population où on observe de l’« entre-soi », avec des gens d’origine immigrée, même présents depuis plus de soixante ans, qui semblent toujours vivre un peu en marge, avec leurs réseaux, leurs lieux pour manger, leurs bars, leurs magasins, et ne s’investissent pas dans les combats politiques français. Ce à quoi s’ajoutent encore trois facteurs, l’abstention énorme, qui ne cesse d’augmenter tandis que de moins en moins de gens s’investissent dans la vie politique, laissant le champ libre aux militants d’extrême droite, la division de la gauche et des opposants en général – se représente-t-on ce que signifiaient ces trois listes de gauche pour l’élection municipale de 2020 ? C’est suicidaire, on peut avoir des désaccords sur des plateformes nationales, mais dans une ville, les programmes de gauche sont les mêmes à quelques mots près, c’était une folie complète ! –, et enfin ce Journal de Béziers, devenu depuis le Journal du Biterrois, tous les quinze jours ou tous les mois, à grand tirage, et dont il faut bien dire qu’à force, ça marche ! Il rencontre très peu de contre-argumentations et de ripostes, et l’ensemble de ces facteurs nourrit un découragement qui favorise le succès du couple Ménard. Un succès tout relatif, puisqu’il reste quand même minoritaire dans l’ensemble de la population, y compris à Béziers, où il n’a recueilli que 13 000 voix sur plus de 45 000 inscrits, et n’a gagné qu’environ 400 voix par rapport à 2014, malgré six années de matraquage médiatique constant. Mais ça lui permet de durer, et de continuer à répéter « ma ville, ma ville »

CT :Richard Vassakos a consacré un livre récent à la « bataille culturelle d’extrême droite » menée par R. Ménard2. Ce qu’en montre principalement ton film, c’est une large gamme mélangeant à divers degrés propagande pure et événements festifs à résonance politique, comme les ripailles de cochonnailles organisées le jour de l’ouverture du ramadan… Quel public tout cela trouve-t-il, ou touche-t-il ?

D. K. : C’est souvent les mêmes personnes. Quand il commémore le massacre d’Oran, en dehors de son conseil municipal qu’il oblige plus ou moins à assister à ses prises de parole, il y a très peu de gens, et même à sa féria du cochon dans les halles, le public est très réduit. J’y ai presque toujours retrouvé les mêmes, une partie de la bourgeoisie locale, plus les militants qui le soutiennent, mais il a réussi à faire croire à la population qu’il avait changé les choses, parce qu’il avait changé une partie du centre-ville, organisé des animations qui n’existaient pas avant. Cela a pu persuader beaucoup de gens qu’effectivement cela avait changé, et l’un des objectifs de mon film est justement de montrer que ce n’est que de la façade, et que derrière il n’y a rien. En général, les gens ne vont pas voir ce qu’il y a derrière, d’où un assez large soutien, mais en dehors des grandes fêtes populaires comme la féria ou le défilé de Noël où les gens ont tendance à venir nombreux parce qu’il ne se passe pas grand-chose dans la ville sur le plan culturel – c’est même d’une pauvreté absolue –, en dehors donc de ces occasions, le public se réduit à ceux qui se trouvent plus ou moins dans l’obligation d’y assister. Mais comme il n’y a pas grand-chose d’autre, ça marche quand même, du point de vue de la communication. Autre exemple, quand R. Ménard a organisé la commémoration de la libération de la ville, il l’a fait précéder d’une messe où il y avait tous ses fidèles, c’était au mois d’août, il y avait du monde, mais l’église n’était pas pleine ! En revanche, au repas qu’il a donné après, il y avait 250 à 300 personnes, on retrouvait une partie de la bourgeoisie locale, parce qu’il tutoie les gens, a l’air « sympa », et que c’est un charmeur, en plus d’être un menteur politique.

CT : Nous parlions de Trump. N’est-il pas curieux que les messes-spectacles de R. Ménard, et même beaucoup de pages de ses magazines, aient un « look » américain, avec « pin-ups » et vieilles voitures, inspiré des comics et du cinéma hollywoodien, ce qui n’est pas exactement « patriote » ?

D. K. : Pour ses magazines, le film le montre, c’est surtout l’inspiration tirée de l’hebdomadaire Détective, des gros titres, des bandeaux, très peu de textes de fond, des photos en pleine page, sur papier glacé, un « look » très particulier, qui n’est pas tout à fait celui de Paris-Match, un « look magazine », qui fait aussi qu’entre certaines publicités et des articles consacrés à des commerces de la ville, on a l’impression que c’est la même chose… Les « pin-ups » et les vieilles voitures, c’est plutôt le côté ancien, pour signifier que « c’était mieux avant », en gros avant qu’il y ait des Maghrébins, car tel est le vrai sous-texte. Il y va très fort en ne montrant dans ses magazines que des enfants blonds, c’est sa vision du monde, on n’est pourtant pas dans le Nord de la France, mais à Béziers, où il y a beaucoup de bruns ! Le film montre des sorties d’école ou des fêtes foraines avec 80 ou 90 % d’enfants bruns, tandis que R. Ménard continue à célébrer les enfants blonds, les carrosseries et les modèles féminins des années 1950, toujours avec l’idée qu’on était mieux avant, avant « le grand remplacement », avant qu’on soit « envahi », c’est son idéologie et celle de ses magazines, plus que ce côté américain dont tu parlais.

CT : Tu as côtoyé R. Ménard, écouté ses discours, lu sa littérature, étudié ses relais, etc. Nous aimerions savoir ce que tu penses du personnage…

D. K. : C’est d’abord un menteur politique, le film le montre, capable de changer d’avis tous les jours, en fonction de ses intérêts du moment. Nous avons essayé de le montrer dans plusieurs séquences, par exemple celle où il se promène dans une allée de la ville, fait mine de remarquer qu’il n’y a pas de bancs publics et donne des ordres pour qu’on en installe, alors que c’est lui qui les a fait enlever, et personne d’autre ! Il a peut-être raté sa vocation de comédien, en tout cas c’est un menteur exceptionnel, et ça fonctionne, parce qu’il monopolise le micro HF ! Autre exemple que nous avons filmé, en plein conseil municipal, il reproche à un opposant de mentionner un projet immobilier qui n’aurait jamais été dans les cartons de la mairie, il prend à témoin ses adjoints et il l’accuse de fabuler, alors qu’un mois après, le projet est présenté dans son magazine, et on sait bien qu’un projet immobilier ne se ficèle pas en quatre semaines… C’est donc essentiellement un menteur, changeant constamment, un jour avec Zemmour et un autre contre lui, un jour avec M. Le Pen et le contraire le lendemain, et plus encore avec son fameux mea culpa par rapport aux populations syriennes fuyant la guerre qu’il avait d’abord dénoncées, se reprochant une « vraie faute politique », mais continuant d’agir comme par le passé ! R. Ménard c’est ça, un vrai menteur politique, toute psychologie mise à part, quelqu’un pour qui la fin justifie tous les moyens, et c’est ce que montre son parcours politique, depuis son passage à la LCR, à Reporters sans frontières, jusqu’à aujourd’hui… Il a récemment prétendu que M. Le Pen n’était pas antisémite alors que son père l’était, mais R. Ménard est aussi l’auteur, avec sa femme, d’un petit livre intitulé Vive Le Pen !3, pour répondre aux critiques visant J.-M. Le Pen par rapport à la Shoah ou au fameux « détail de l’histoire », et le défendre au nom de la liberté d’expression ! R. Ménard a aussi fait partie d’un comité de soutien à un négationniste, voilà l’individu, et on peut penser que dès qu’on marque un désaccord avec lui, ça ne doit pas très bien se passer !

CT : Nous avons admiré l’attitude, et même l’entrain, de ces opposants et opposantes à R. Ménard qui ont témoigné dans ton film, en dépit de toutes les représailles ou mesures de rétorsion déjà subies ou à venir. Selon toi, comment font toutes ces personnes courageuses pour « tenir le coup » ?

D. K. : Eh bien, ils ont du mal, justement ! Par exemple, Yvan, le secrétaire CGT du personnel municipal qui témoigne dans le film, a vraiment souffert, et les autres vont sûrement avoir du mal, devant les réorganisations, les réaffectations, les pressions qui sont constantes ! Je ne sais pas comment ils font, mais ça doit être très dur. J’ai su que des gens avaient peur de témoigner, et redoutaient des délations. Et ça concerne tous les services de la mairie sans exception, selon ce qu’on m’a dit, les gens se taisent et ils subissent, R. Ménard a le pouvoir de déplacer qui il veut, là où il veut et quand il veut. Il y a bien eu des pétitions et des rassemblements, mais ça n’a pas suffi !

CT :À notre avis, et ce ne peut être que le tien aussi, le cinéma documentaire a une efficacité supérieure pour éclairer l’opinion et susciter la vigilance sur ce genre de sujet. Quels sentiments, quels avis t’ont inspirés les séances de projection-débat où tu présentes « Béziers l’envers du décor » depuis quelques mois ?

D. K. : Les gens sortent de la projection, atterrés de ce qu’ils ont vu, surtout je crois parce qu’ils comprennent que c’est un ensemble de choses qui a été mis en place, que l’extrême droite ce n’est pas seulement un peu plus que la droite, et que cet ensemble ne se limite pas à des affaires de gestion ou à des prises de positions idéologiques. C’est toute une politique de discrimination officielle, et tout ce qui s’ensuit. C’est cet ensemble qui surprend tout le monde, et spécialement à Béziers. Quand j’y ai montré le film, les gens m’ont dit : « C’est vrai, il y a tout ça », et quoique un peu engagés eux-mêmes, ils ont réalisé que c’était un ensemble. C’est aussi que les gens ont tendance à ne s’occuper que de ce qui les concerne directement, personnellement, sans réaliser qu’un ensemble est en train d’être mis en place. Dans d’autres villes, le public voit bien qu’à travers Béziers c’est le rouleau compresseur de l’extrême droite qui continue à avancer, les gens sont atterrés devant ce qui risque d’advenir en 2027, et le film doit son impact à la force du réel. Le documentaire montre une partie du réel pour sensibiliser les gens, leur permettre de mieux saisir les choses qu’à travers de ce qu’en dit R. Ménard, par exemple à propos des réfugiés syriens. Après son mea culpa, aucun reportage n’est allé vérifier si le sort des réfugiés s’était amélioré à Béziers – et en effet, rien n’a changé ! Mais il y a sûrement aussi dans le public des sentiments de désespoir ou de découragement, parce qu’il faudrait réagir, mais de manière unitaire, comprendre l’ampleur du danger, en cessant d’espérer que le boulet vous épargne en passant à côté. Des gens m’ont aussi dit qu’ils n’avaient pas « envie » de voir un film sur l’extrême droite, ils ne sont pas venus, cela joue aussi… D’autres se sont dits scandalisés de l’attitude de l’État, entre complaisance et inaction, à l’égard d’un R. Ménard qui flirte en permanence avec l’illégalité, cela provoque de la colère, mais de la colère contre l’État « complice », et non contre le véritable responsable. S’en prendre à cet État, pourquoi pas, mais que faire en tant que citoyens ? Voilà comment je vois la situation.

Propos recueillis par François Moreau et Francis Sitel

Entretien paru dans ContreTemps n° 62 – Printemps 2024

1 Plusieurs commentateurs ont voulu voir derrière cette liste une manœuvre de l’Élysée pour affaiblir le vote RN. Voir par exemple Marie-Pierre Haddad, « Emmanuel Macron profite-t-il de la liste des chasseurs pour les élections européennes ? », RTL, 19 décembre 2023, ou « L’édito de Guillaume Le Bret : le plan anti-RN de l’Élysée », CNews, 6 décembre 2023.

2 R. Vassakos, La croisade de Robert Ménard. Une bataille culturelle d’extrême droite, préface de Nicolas Offenstadt, Paris, Libertalia, 2021, 176 p., 10 €.

3 E. Duverger, R. Ménard, Vive Le Pen !, Paris, Éditions Mordicus, 2011, 32 pages.

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